Crédit photo : La Nouvelle République

Le : 4 octobre 2021, par Fabien Vidal

Servane & Stéphanie

Stéphanie Branger : éducatrice spécialisée au CSAPA 37
Servane Barrault : psychologue clinicienne au CSAPA 37, et Maître de conférences à l’Université de Tours

L'essentiel

«Les gens se disent “Je pensais que j’étais seul dans cette situation…”, et ils sont soulagés de savoir qu’il y a des lieux où ils peuvent en discuter sans être jugés.»

Stéphanie Branger est éducatrice spécialisée, et Servane Barrault psychologue clinicienne et chercheuse. Ensemble, elles forment depuis 2015 un binôme pour accompagner ceux qui souffrent d’addiction ou de comportement excessif vis-à-vis des jeux d’argent et des écrans.

Après avoir stabilisé des situations parfois graves (surendettement, perte d’emploi, séparation…), leur objectif est de développer l’autonomie de leurs patients pour qu’ils retrouvent une pratique saine du jeu : les écrans font partie de nos quotidiens, et l’abstinence n’est pas forcément souhaitable. Pour y arriver, elles apportent  un soutien global, car les comportements excessifs sont souvent liés à un mal être qui s’étend dans plusieurs domaines de la vie. Et depuis 6 ans, elles ont accompagné de nombreuses personnes…

Par ailleurs, l’addiction au jeu est souvent marquée par la honte et de la culpabilité… Alors elles accueillent donc leurs patients dans le non-jugement, la gratuité, et l’anonymat ; et font un travail important de sensibilisation pour inciter ceux qui en souffrent à les contacter au plus vite, avant que la situation ne soit grave.

Interview

Bonjour Mmes Barrault et Branger, qui êtes-vous ?

Stéphanie : Bonjour, je suis Stéphanie Branger. Et je suis éducatrice spécialisée à temps plein au CSAPA 37 (Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie). Mon métier est d’accueillir et d’accompagner les personnes qui ont des addictions et des comportements excessifs.

Je travaille à mi-temps en binôme avec Servane Barrault sur l’addiction au jeu (jeux d’argents et les écrans en général). Et mon second mi-temps est au CSAPA de Loches sur toutes les addictions confondues (produits, comportements…)

Servane : Bonjour. Je suis Servane Barrault. Je suis psychologue, et je suis en poste à mi-temps en centre de soin sur l’addiction au CSAPA en binôme avec Stéphanie. Le reste de temps, je fais de l’enseignement et de la recherche sur les addictions à l’Université de Tours. Nous sommes plusieurs à travailler sur ces sujets. Du côté de la psychiatrie, il y a le Pr Ballon, le docteur Paul Brunault et leur équipe.

Stéphanie : Le CSAPA est un centre de soins qui dépend du CHRU de Tours. Nous parlons donc de patients pour les personnes que nous accueillons.

Les binômes travailleur social-psychologue ont été créés suite à l’ouverture à la concurrence des jeux d’argents en ligne : l’état a attribué des budgets pour accompagner cette ouverture sur le volet social et santé.

Nous avons été recrutées en 2015. À la base, la mission était dédiée aux jeux de hasard et d’argent. Mais nous recevons aussi des gens qui ont des problèmes avec les écrans, comme les jeux vidéo. Par contre, nous n’allons pas sur la partie réseaux sociaux.  Concernant les jeux vidéo, ce n’est pas toujours de l’addiction, mais il y a des comportements excessifs. Et nous n’accompagnons pas d’enfants : nous recevons des gens de tout âge, des adultes, des gens d’un certain âge…

Ces binômes ont été organisés dans toute la France. Servane et moi couvrons le 37 et le 41. Il y a un autre binôme sur le 45 et le 28, et un autre dans le 18 et 36. Et régulièrement, nous nous réunissons entre membres du dispositif régional jeu à la fois pour échanger et faire de l’analyse des pratiques. Nous le faisons en collaboration avec le Docteur Brunault.

En plus de l’accueil de patients, nous participons également à des temps de formation et de sensibilisation aux professionnels.

 

Vous traitez des addictions et comportements excessifs au jeu. Êtes-vous vous-même joueuses?

Stéphanie : Non, je ne suis pas une grande joueuse… ni aux jeux de société, ni aux jeux vidéo. Je joue de manière très occasionnelle aux jeux d’argent.

Servane : J’aime les jeux de société, surtout en famille. Et je joue au Poker, occasionnellement. Mais le temps me manque aujourd’hui…

Et j’ai aussi fait ma thèse sur les excès liés au Poker ( Étude des distorsions cognitives, des troubles anxiodépressifs et de la personnalité chez des joueurs pathologiques en ligne et hors ligne : Particularités des joueurs de poker, soutenue en 2012 à l’université de Paris 5 )

 

Pouvez-vous nous parler des problèmes que vous avez à traiter ?

Le point commun entre nos patients, c’est que lorsqu’ils arrivent chez nous, ils sont généralement dans une grande souffrance, qu’elle soit psychologique, ou sociale, ou familiale.

Les problèmes qu’ils rencontrent sont variables. Ça peut être quelqu’un qui préfère jouer plutôt que de sortir avec son conjoint. Ou quelqu’un qui joue régulièrement une grande partie de la nuit, ce qui le met en difficulté le lendemain à son travail. Ou encore quelqu’un qui joue excessivement en ligne sur son smartphone à son travail. L’écran est un média qui facilite les comportements excessifs…

Avec les jeux d’argent, on peut avoir des situations de surendettement, ou même des personnes qui détournent l’argent de l’entreprise pour jouer. Et tout ça peut avoir des conséquences graves pour la personne qui en souffre. Ça peut aller jusqu’à l’incarcération pour les détournements d’argent, la perte d’emploi, la séparation…

Un obstacle à la prise en charge est que l’addiction au jeu d’argent est souvent marquée par la honte et de la culpabilité. Alors, un principe de l’addictologie est le non-jugement, la gratuité, et l’anonymat. La gratuité n’est pas négligeable, car certains patients sont surendettés. L’anonymat est facultatif, mais nous ne demandons pas la carte vitale.

Nous cherchons à développer l’autonomie de nos patients, à leur donner les moyens de contrôle plutôt que l’abstinence, notamment par rapport aux écrans, car on ne peut pas les supprimer de la vie des jeunes. Notre objectif est de les aider à retrouver une pratique saine du jeu, où il ne passe pas au détriment du reste.

 

Justement quel est le parcours d’un patient que vous recevez ?

Les patients ont deux moyens pour venir à nous : il y a ceux qui viennent par eux-mêmes. Beaucoup nous appellent par le numéro vert Joueur info service que l’on retrouve sur les cartons de jeu. Il y a aussi le bouche-à-oreille, et les communications radio ou dans la presse lorsque nous sommes sollicités par les journalistes.

Par exemple, il y a trois ans, à l’occasion de la Coupe du Monde de 2018 nous étions en couverture de la Nouvelle République. Il y a eu beaucoup de demandes suite à ça ! Les gens ne savent pas forcément que c’est une pathologie. Alors quand ils nous lisent dans la presse, ils se disent “Je pensais que j’étais seul dans cette situation…”, et ils sont soulagés de savoir qu’il y a des lieux où ils peuvent en discuter sans être jugés.

Une autre moyen pour venir à nous est aussi l’orientation par les professionnels du réseau sanitaire et social. C’est pourquoi nous faisons des communications régulières auprès des médecins généralistes, et des travailleurs sociaux des centres médico-psychologiques (CMP) et des centres communaux d’action sociale (CCAS). Pôle Emploi aussi peut nous envoyer des patients, l’élément déclencheur est souvent un problème financier.

Une fois que le patient nous a contactées, nous essayons, dans la mesure du possible, de faire le premier entretien en binôme (ça n’a pas toujours été facile avec le COVID…). Nous parlons avec lui et nous évaluons si la situation rentre dans le cadre du CSAPA. Si c’est le cas, en fonction de ce que nous percevons, soit nous continuons à travailler ensemble, soit nous faisons un suivi individuel, avec un accompagnement social ou bien une prise en charge psychologique.

Mais ce que nous cherchons à apporter, c’est un soutien global. Car les comportements excessifs sont souvent liés à un mal-être qui a plusieurs sources, et qui s’étend dans plusieurs domaines de la vie… Les patients sont parfois déstabilisés, lorsque lors du premier entretien nous posons des questions sur l’environnement familial, le travail, la vie sociale ! Ils s’attendent à ce qu’on leur parle de leur objet d’addiction, alors que parfois, on n’en parle pas.

Nous travaillons avec les familles, qui souvent les accompagnent. Pour les jeunes déscolarisés, nous les aidons à reprendre contact avec l’école. Pour les personnes endettées ou surendettées, nous les accompagnons dans la préparation des dossiers et les démarches. Sur les problèmes financiers, on arrive souvent rapidement à voir les bénéfices, mais ça ne veut pas dire que les mécanismes qui sous-tendent à l’addiction sont résolus. Le travail profond est inévitable pour avancer.

 

Puisque vous en parlez, quels résultats observez-vous auprès de vos patients ?

Depuis 6 ans que le binôme existe, il y a pas mal de monde qui est arrivé chez nous avec un problème, et qui est reparti avec une pratique contrôlée du jeu. Mais c’est vrai que nous avons peu de retours… Une fois, une personne est revenue nous remercier… Mais en général, les gens nous oublient. Ce qui est notre objectif ! Nous cherchons à développer leur autonomie par rapport à leurs comportements d’addiction.

Et il est possible qu’ils reviennent : le processus de contrôle d’une addiction n’est pas linéaire. Les rechutes arrivent. Et dès l’accompagnement, nous en parlons, et nous les incitons à vite revenir vers nous si les problèmes reviennent. Comme nous le disions, il y a de la honte dans les comportements addictifs. Alors nous les aidons à travailler dessus, pour qu’ils reviennent sans attendre.

 

Comment en êtes-vous venus à vous intéresser à l’addiction au jeu ?

Stéphanie : Je travaillais déjà au CSAPA de Loches depuis plusieurs mois quand il y a eu la création des binômes jeu. La thématique des addictions comportementales m’intéressait c’est pour cela que j’ai postulé à ce poste.

Servane : De mon côté, c’est plus ancien : j’aimais beaucoup jouer, et j’ai toujours été intéressée par les conduites excessives. Durant mes études, je me suis intéressée à l’addiction aux jeux et j’ai vu que peu de choses avaient été faites dans le domaine. Alors j’ai fait ma thèse de doctorat dessus. Et je continue à faire de la recherche.

 

Y a-t-il d’autres actions liées au jeu qui vont ont touchées ?

Servane : Ce serait peut-être une thérapie conjugale qui nous avait été exposée par un psychologue canadien lors d’une conférence.

Stéphanie : Le Canada est très porté sur le sujet. En France, dans l’accompagnement, on sépare le patient et la famille. Alors que là-bas, on proposait une thérapie avec une intégration conjugale : on invitait à ce que le conjoint soit systématiquement associé.

Cette intégration permettait, de faire prendre conscience aux 2 membres du couple de ce qui est en jeu.

Si l’on parle “de réutilisation du jeu comme médiation”, par contre ce n’est pas quelque chose que nous avons fait. Mais les collègues d’Orléans s’étaient interrogées…

 

Pour finir, avez-vous des projets ou de nouvelles envies ?

Nous avons préparé un groupe d’orientation cognitive comportementale.

C’est une technique de prise en charge groupale à destination des joueurs. Il y a un programme très défini, avec des mises en situation. Et avec les patients, nous nous interrogerons sur les facteurs en lien avec le jeu. L’objectif est de briser les idées reçues et les fausses croyances, pour sortir les patients de quelque chose de très impulsif. Comme toujours, l’objectif est d’outiller les gens pour les rendre autonomes.

Nous devrions démarrer le groupe au mois d’octobre !

 

Aller plus loin

En savoir plus sur Servane Barrault et Stéphanie Branger

Servane Barrault – LinkedInUniversité de Tours

“Étude des distorsions cognitives, des troubles anxiodépressifs et de la personnalité chez des joueurs pathologiques en ligne et hors ligne : Particularités des joueurs de poker” par Servane Barrault – Thèse

CSAPA 37 (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) – WikipediaSite (CHRU de Tours)

CSAPA René Descartes (Loches) – Plaquette

 

Ceux qui ont été cités

Université de Tours – WikipediaSite

Paul Brunault – Université Tours

CHRU de Tours – WikipediaSite

Joueurs Info Service – WikipediaSite – 09 74 75 13 3

Coupe du Monde de Football 2018 – WikipediaSite (FIFA)

La Nouvelle République – WikipediaSite

Centre médico-psychologique (CMP) – Wikipedia

Centre communal d’action sociale (CCAS) – Wikipedia

Pôle Emploi – WikipediaSite

 

Les jeux qui ont été cités

Poker – WikipediaTric Trac