
Le : 29 septembre 2021, par Anna Cotard
Julien Rocca
Game designer et responsable de l’innovation dans l’organisme de formation digital My-Serious-Game
L'essentiel
« J’ai l’impression d’être rentré dans un monde parallèle !
Mais c’est génial. Je suis content d’être dans cette timeline. »
Julien Rocca est game designer et responsable de l’innovation dans l’organisme de formation digital My-Serious-Game. Et il vit un rêve éveillé, où le gaming devient légitime, où l’Eldorado du digital learning s’ouvre à lui !
En 1989, il est en école primaire, et découvre un jeu qui lui explose les yeux et les oreilles : il décide alors que ce sera son métier. Et il y travaille dur… En 2002, il est vendeur de jeux vidéo ; en 2007, il se fait embaucher par un studio ; et en 2010, il crée son entreprise StoryBird, qui connaîtra quelques beaux succès.
Mais quelques années plus tard, quelqu’un utilise ses jeux. Non pas pour jouer, mais pour aider des enfants. Ça l’interpelle ! Alors il fouille, découvre des labos… Et il rencontre My-Serious-Game, ainsi qu’un nouveau métier qui change son regard sur la manière de créer du jeu : les ingénieurs pédagogiques.
Il plonge tout entier dans un univers qui le surprend et le passionne : le Serious Game.
Et ça lui donne de nouvelles envies.
Interview
Bonjour Julien, qui êtes-vous ?
Bonjour, je suis Julien Rocca, game designer et responsable de l’innovation dans l’organisme de formations digitales My-Serious-Game. Je dois notamment me tenir informé des nouvelles tendances, des nouveaux usages… Mais ce n’est pas pour autant que j’innove H-24 ! Je dois surtout répondre à 200 % aux objectifs pédagogiques et créer quelque chose d’attractif !
Ça fait maintenant plus de 15 ans que je travaille dans le jeu vidéo. J’ai commencé en tant que graphiste chez Extra Live (une entreprise parisienne, qui bossait pour des gros groupes, dont Gameloft). Puis, j’ai monté ma société, Storybird. C’était une des premières entreprises à créer des jeux sur l’App Store, pour ensuite migrer sur le marché du PC et de la console. En 2017, j’ai revendu ma société pour me consacrer pleinement à My-Serious-Game.
Êtes-vous joueur ?
Oui, j’aime les jeux fun, tels que Mario !
J’ai découvert le jeu sur Amiga, mais j’ai vraiment commencé à jouer sur la NES (Nintendo Entertainment System). J’étais très friand de la série Zelda, et de la philosophie de design à la Japonaise. Ils ont une manière d’aborder les choses différente de l’occident. Il y a par exemple la série Animal Crossing qui a débuté en 1999 sur la Nintendo 64. Ils ont inventé un nouveau genre : le jeu de flânage ! J’adore ce type de jeu. Mais, pour être honnête, je me disais que ça ne marcherait jamais en occident. Or, il a fait la couverture du Times. Et il s’est vendu en 13 millions d’exemplaires pendant le confinement… Je n’arrive toujours pas à croire que les Européens y jouent…
En ce moment, je rejoue à Dragon Quest VIII sur Nintendo 3DS. C’est ma série préférée !
Sinon en dehors des écrans, petit je jouais à Donjons et Dragons avec des amis. Globalement, je joue à tout ce qui est jeu de rôle sur table.
J’adore aussi les jeux de société à retournement de situation, quand il y a des phases particulièrement injustes ! Je suis notamment un grand fan du UNO. J’aime bien ce côté où l’adversaire n’a pas le choix, quand il doit tourner son jeu en fonction de ce que j’ai fait…
Vous travaillez depuis 15 ans dans la création de jeux vidéos. Avez-vous toujours réalisé des serious games ?
Pas du tout ! En fait, je n’avais pas prévu de mettre les pieds dans le Serious Game…
Avec StoryBird, j’étais dans une optique de pur gaming, je créais du jeu pour le jeu. Nous avons commencé par un casse brique, et d’autres jeux pour hardcore gamer… Finding Teddy était un de nos gros succès. C’était un jeu vrai d’aventure.
Tout a commencé lorsqu’une médiathèque m’a demandé l’autorisation d’utiliser Finding Teddy à des fins thérapeutiques. Ils voulaient montrer que le jeu, ce n’est pas que des flingues. Et surtout y faire jouer des enfants qui avaient des problèmes de canalisation des sentiments, pour ensuite en discuter et les aider à extérioriser.
J’ai été surpris ! Pour moi ce n’était qu’un jeu d’aventure classique, qui me semblait assez exigeant… Pas du tout pour les enfants…
Mais, évidemment j’ai donné l’autorisation, car c’était cool ! Mais ça m’a aussi interpellé.
Alors, j’ai continué mon chemin dans cette direction. J’ai effectué des recherches sur ce que pouvait apporter un jeu vidéo, avec un vrai gameplay, pour passer des messages sérieux. J’ai trouvé quelques labos, et j’avais identifié des axes : la sensibilisation sur l’autisme, l’abandon des animaux domestiques, la sensibilisation aux maladies rares, comme la paralysie du sommeil.
À ce moment, je venais de m’installer en région Centre-Val de Loire. J’ai fait des recherches sur ce qu’il s’y faisait dans le domaine, et My-Serious-Game est ressorti. Je ne savais pas ce qu’ils faisaient, mais j’ai rencontré Frédéric Kuntzmann, son créateur. Et le feeling est super bien passé ! Rapidement, il m’a proposé des missions, dans un domaine que je ne connaissais pas du tout : la formation. Ma seule culture sur le sujet se résumait à Dr Kawashima de Nintendo, un jeu « d’entrainement cérébral » pour le grand public…
Plus tard, en faisant des salons, je me suis aperçu que personne n’avait de réelle expertise sur le sujet. J’étais effrayé par les discours… Mais j’avais aussi l’impression de revenir 20 ans en arrière, quand avec Storybird, nous étions les premiers à créer des jeux pour smartphones : j’ai découvert un univers où il y avait tout à faire ! Un Eldorado du jeu vidéo s’ouvrait à nous ! C’était passionnant.
Avec My-Serious-Game, nous abordons une telle pluralité de sujets : la performance commerciale en entreprise avec Versus, sensibiliser sur l’égalité homme/femme, travailler sur les compétences dures, comme avec IFSimulation et IFAS pour former les infirmiers et aides-soignants. Ou encore, faire un jeu de rôle multijoueur à la Dofus pour les élèves décrocheurs avec l’école de la seconde chance. Le spectre est tellement large !
J’ai vendu mon entreprise pour me consacrer pleinement à My-Serious-Game. Et je me retrouve à créer des jeux qui ont un réel but ! Pour moi, ce n’est que fun, un enrichissement permanent ! Je ne retrouverai rien de mieux ailleurs…
Vous avez connu le jeu vidéo et le Serious Game. Est-ce que ça se conçoit de la même manière ?
Non, les objectifs du jeu et du Serious Game ne sont pas les mêmes. Nous devons proposer un projet attractif. Mais ce qui prime dans le serious game, c’est la pédagogie.
Par exemple, nous ne proposons de l’innovation que si elle présente un intérêt pédagogique. Il arrive qu’un client demande de la VR et de la 3D, mais qu’on lui dise « non », parce qu’on ne veut pas avoir comme retour « Whoua !! C’était beau. Par contre, je n’ai rien retenu… ». Si j’ai appris quelque chose dans cette entreprise, c’est que les game designers et ingénieurs pédagogiques ont tout intérêt à travailler ensemble. Car au fond, nous avons le même travail : créer une expérience qui répond aux objectifs. Mais nous ne pensons pas pareil, et ça se complète.
D’ailleurs, après avoir travaillé au contact des ingénieurs pédagogiques, je comprends maintenant bien mieux la manière de faire de Nintendo dans les années 2000 avec Wii Fit et Dr Kawashima : à l’époque, leur choix d’interface et leur discours étaient totalement incompréhensibles pour les game designers dont je faisais partie. Mais maintenant, je comprends l’ingénierie qu’il y avait dans ces projets.
Du coup, j’ai un message aux game designers qui vont lire cet interview : intéressez-vous à la taxonomie de Bloom, affinez votre game design !
Et avant votre découverte du Serious Game, qu’est-ce qui vous avait amené à faire du jeu vidéo ?
Je suis issu d’une famille d’artistes, avec une mère musicienne et un père très doué en dessin. Ça m’a beaucoup inspiré 🙂 J’ai grandi dans la curiosité.
Mon père jouait sur Atari 2600 (une des premières consoles de jeu en France, commercialisée en France 1981) et un Atari ST. Mais c’est en 1989, en allant chez des cousins en Italie, que j’ai vu un jeu sur une immense télé : Shadow of the beast. La musique avait été composée par un musicien renommé (David Whittaker), et des designs faits par un peintre allemand. Ce jeu m’a éclaté les yeux et les oreilles !
C’est là que je me suis dit que c’était ce que je voulais faire. Me retrouver dans quelque chose qui regroupe tout : la musique, le dessin, en plus avec de l’interactivité ! J’étais en école primaire, et je savais où je voulais aller.
J’ai cherché à comprendre. Lorsque je jouais à Final Fantasy VI, je me rapprochais de l’écran pour voir comment marchaient les sprites (éléments graphique qui peuvent se déplacer, comme les personnages), réfléchir à la rétro-ingénierie pour trouver les astuces qui permettaient de mettre autant de contenu dans une toute petite cartouche… Ça m’a permis de développer des compétences que j’utilise encore aujourd’hui. Jouer m’a permis de pousser les murs !
Mais à l’époque, pour l’orientation, il n’y avait rien… Il n’y avait qu’Ubisoft, qui n’était pas encore une grande entreprise. Le seul moyen que j’avais pour entrer dans cet univers, c’était de passer par la vente de jeux en magasin. J’ai travaillé chez Micromania, ce qui m’a permis de tisser des liens avec les responsables com de Konami, SEGA, Nintendo, etc.
Mais la vente m’ennuyait… Alors avec des copains, nous créions des jeux dans notre coin. J’ai fait plein de démos à l’arrache, avec plein de styles de jeux différents (des jeux d’aventure, des SHMUP…). À l’époque, internet n’était pas assez puissant, donc je les ai gravées sur un CD, et ai créé mon média book. Puis j’y suis allé au culot : je les ai postées pour différentes boîtes de jeux. Et je me suis dit qu’on verrait bien…
Résultat : 99 % ont répondu ! C’est la première fois que j’ai pu négocier mon salaire ! Une boite m’a proposé de développer des jeux rétro -style Megadrive- pour téléphone portable… C’était justement ce qui me faisait le plus kifer ! Alors j’y suis allé.
Vous connaissez la suite…
Avez-vous vu des utilisations du jeu qui vous ont particulièrement touchées ?
Avec My-Serious-Game, nous sommes en train de créer Horizon, un jeu à destination des adolescents et des jeunes adultes en décrochage scolaire ou en chômage prolongé.
Au-delà de l’aspect purement professionnel, dans le serious game, ce qui me touche c’est ce qu’il se passe autour : il nous est arrivé de réunir des chercheurs, des médecins, des étudiants en pharmacie, des assistantes sociales, des professionnels… Et aux réunions, chacun faisait référence à plein de jeux dont on pourrait s’inspirer ! Je trouve ça génial !
Et je ne m’y attendais pas : vu comme on traitait le jeu il y a 20 ans, rassembler des profils aussi différents autour du jeu, c’était utopique. Nous sommes sur le vieux continent en Europe, mais la légitimité du gaming a monté en flèche ! C’est comme le succès d’Animal Crossing en Europe : je n’arrive pas à y croire…. J’ai l’impression d’être rentré dans un monde parallèle ! Mais c’est génial. Je suis content d’être dans cette timeline.
Avez-vous de nouvelles envies, de nouveaux projets ?
Mes envies sont en train de s’exaucer… Nous sommes au tout début du serious game.
Il y a cependant un domaine où j’aimerais en faire plus : j’aimerais que l’éducation nationale n’ait pas peur de travailler avec le privé. J’ai bossé pendant des mois avec des professeurs. Mais à chaque fois, les académies bloquent… Pourtant, même en dehors du business, que ce soit MySG ou un autre, je pense qu’il y a des choses à proposer ! Pour éviter le décrochage scolaire dans les mathématiques, par exemple. Il faut penser au long terme pour nos étudiants. C’est un enjeu social.
Mais bon sang, ça bloque ! On a l’impression qu’ils n’ont pas envie qu’ils aient un bon niveau…
Si tous les lycées mettaient 1000 euros de leur budget extrascolaire, on pourrait rapidement déployer un projet national sur le calcul mental, la taxonomie… S’inspirer des compétitions e-sport pour rassembler et titiller les compétences de base. Ça se verrait à peine sur leur budget annuel, mais ce serait un vrai plus pour les lycéens. Les établissements sont partants. Mais, dès que ça passe à l’académie, il n’y a plus personne… Je ne comprends pas pourquoi.
Mon souhait le plus cher serait que tous ces verrous éclatent et qu’on puisse tous travailler ensemble. Il y a une vraie mission citoyenne à faire là-dessus. Mais je crois aux lycées, et en la vocation des profs… !
Aller plus loin
En savoir plus sur Julien Rocca
Julien Rocca – Linkedin
Storybird – Twitter
Finding teddy – Wikipédia – Steam
My-Serious-Game – Site
Versus – Site (My-Serious-Game)
IFSimulation – Site
IFAS – Site (My-Serious-Game)
Ceux qui ont été cités
NES (Nintendo Entertainment System) – Wikipedia
Nintendo 64 – Wikipedia
Nintendo 3DS – Wikipedia
Région Centre-Val de Loire – Wikipédia – Site
Frédéric Kuntzmann – Linkedin
L’école de la seconde Chance – Wikipedia – Site
Taxonomie de Bloom – Wikipedia
Atari 2600 – Wikipedia
Atari ST – Wikipedia
David Whittaker – Wikipedia
Megadrive – Wikipedia
Les jeux qui ont été cités
Mario – Wikipédia
The Legend of Zelda – Wikipédia – Site (Nintendo)
Animal Crossing – Wikipédia – Site (Nintendo)
Donjons et Dragons – Wikipédia
Dragon Quest VIII – Wikipédia
Casse brique (style jeu) – Wikipedia
Dr Kawashima (Programme d’entraînement cérébral du Dr Kawashima : Quel âge a votre cerveau ?) – Wikipédia – Site (Nintendo)
Wii Fit – Wikipedia
Shadow of the Beast – Wikipedia
Final Fantasy VI – Wikipedia
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